En janvier 1973, la Confédération européenne des syndicats (CES) est en voie d'être créée. Le Bureau national débat sur les enjeux de cette nouvelle structure.
Présentation du contexte
Dans le rapport d’activité du 33ème congrès de la CFDT[1], Eugène Descamps, alors secrétaire général, insiste sur « l’importance capitale de la responsabilité syndicale » dans la construction européenne car en l’absence d’un « syndicalisme à dimensions européenne, l’Europe risque d’être l’Europe des affaires et des technocrates et non celle des travailleurs ». Déjà, dans la résolution générale adoptée lors 31ème congrès[2], la Confédération « souligne l’urgence du développement de contacts plus étroits entre centrales syndicales européennes CISC-CISL pour une coordination d’objectifs et d’action ouvrière. » Il s’agit de mettre en œuvre la dimension européenne de l’action syndicale afin de peser sur les décisions, et non plus simplement renforcer les liens de coopération. La CFDT, en 1964, énonce l’urgence d’une définition de la dimension européenne du syndicalisme tout en s’interrogeant sur la volonté d’engagement des organisations syndicales : « Le syndicalisme d’un pays peut-il accepter demain de se couper de certains intérêts nationaux pour défendre une cause de solidarité internationale ? »[3].
De ce fait, dès le début des années 1960, la CFDT œuvre pour « la construction d’un syndicalisme européen, dimension indispensable pour peser dans le rapport de force. »[4] Mais quelle forme celui-ci doit- il adopter ? Au tournant de la décennie, les internationales syndicales mettent en place deux « pôles » européens : Secrétariat syndical européen (SSE) pour la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et Organisation européenne (OE-CISC) pour la Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC). Les responsables politiques de la CFDT souhaitent trouver un moyen de réunir ces deux pôles.
Présentation du document
Intitulée « Le syndicalisme européen, constitution d’une nouvelle centrale », cette note est présentée par le secteur International au Bureau national des 11 et 12 janvier 1973. Ce document fait suite à la réunion des responsables des confédérations européennes, en décembre 1972, en vue de l’assemblée constituante de la CES, prévue à Bruxelles, les 8 et 9 février 1973. Il est ici question des enjeux de la création d’une organisation syndicale européenne, et de la place que la CFDT souhaite y occuper.
Note au Bureau national confédéral, séance des 11 et 12 janvier 1973, page 1
(CG/9/33)
Note au Bureau national confédéral, séance des 11 et 12 janvier 1973, page 2
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Le point 3, même s’il peut sembler anecdotique, est l’occasion de constater la prégnance de la CISL. Alors qu’il y avait eu des discussions entamées entre les organisations européennes de la Confédération mondiale du travail (CMT) et la CISL, la CISL choisit de fonder seule la nouvelle organisation européenne. C’est pourquoi le nom de « Confédération européenne des syndicats libres » (CESL) est proposé pour désigner la future organisation alors qu’il est déjà celui de « l’antenne » continentale de la CISL, créée en 1969 pour prendre la suite du SSE. Même si finalement il n’est pas choisi, la mention de cette possibilité témoigne de la place centrale jouée par la CISL dans la création de la centrale syndicale européenne[5].
Note au Bureau national confédéral, séance des 11 et 12 janvier 1973, page 3
(CG/9/33)
Toutefois, il est bien précisé que la structure à venir sera une organisation autonome et les organisations fondatrices entendent garantir l’indépendance de la future CES. De même, le point 4 indique que la centrale européenne « regroupe les organisations d’Europe occidentale et non exclusivement celles de la CEE. » Au moment de sa fondation, 17 organisations de 17 pays sont membres ; mais les articles 1 et 2 des statuts ne fixent ni de nombre maximum de membres, ni de conditions d’adhésion d’ordre politique, géographique… L’objectif est de dépasser les clivages idéologiques visibles au niveau des internationales syndicales que sont la CISL, la Fédération syndicale mondiale (FSM) et la CISC-CMT et de laisser la porte ouverte à de futures adhésions indépendamment des affiliations internationales. Ce projet, porté en amont depuis les rencontres du groupe Perraudin[6] et affirmé ensuite dans les discussions « officielles » entre la CESL et l’OE-CMT a été activement poussé par la CFDT (notamment grâce à l’action de René Salanne). Elle y voyait l’occasion non seulement de sortir du cadre étroit de la CMT mais surtout de « renouveler » le syndicalisme international débarrassé des barrières créées par les affiliations internationales. Ainsi, la possibilité pour les organisations nationales de demander directement leur affiliation, sans passer par la « fusion » entre exécutifs européens de la CMT et de la CISL est essentiel pour la Confédération afin d’éviter le maintien d’une structure de la CMT et éliminer le risque d’un « regroupement des tendances démocrates chrétiennes en Europe ».
Note au Bureau national confédéral, séance des 11 et 12 janvier 1973, page 4
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En outre, la lutte contre le capitalisme et pour la défense des travailleurs est un objectif partagé par toutes les organisations. Or, la CFDT ne souhaite pas laisser la FSM occuper seule le terrain de la lutte syndicale internationale ; d’un autre côté, elle ne peut se passer des « forces vives » de la FSM, dont le combat contre le capitalisme, s’il est mené différemment, est identique au sien.
Tout doit être mis en œuvre, selon la CFDT, pour « convaincre [ses] partenaires habituels de l’OE-CMT » du bien-fondé de la démarche d’ouverture de la CES et poursuivre la démarche d’adhésion. En cas de refus, la CFDT envisage même son adhésion à la nouvelle organisation dès 1973 à titre individuel. Elle y entrera finalement en 1974, avec les autres organisations de la CMT ainsi que la Confédération générale italienne du travail (CGIL) qui s’est éloignée de la FSM.
Note au Bureau national confédéral, séance des 11 et 12 janvier 1973, page 5
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Aujourd’hui, la CES rassemble 90 confédérations de 38 pays différents, ainsi que 10 fédérations syndicales européennes[7]. Elle compte trois organes directeurs :
Pour aller plus loin
[1] 33ème congrès confédéral, 11-14 novembre 1965, Issy-les-Moulineaux. –Sur le déroulement (CG/11/59).
[2] 31ème congrès confédéral, 1er-4 juin 1961, Issy-les-Moulineaux. –Sur le déroulement (CG/11/51).
[3] Rapport "Évolution et perspectives de la CFTC", congrès confédéral extraordinaire, 6-7 novembre 1964, Paris (CG/11/56).
[4] ROCCATI Claude, « Refonte du syndicalisme européen », Un internationalisme entre discours et pratiques. La politique internationale la CFDT, thèse sous la direction de Christian Chevandier, 2014, pp. 316-321.
[5] Préambule des statuts de la CES approuvés par l’assemblée constituante du 8 février 1973 et amendés par le congrès des 23-25 mai 1974 (CH/8/1827).
[6] Du nom du restaurant bruxellois où plusieurs responsables syndicaux européens (CSC et FGTB, directeur bureau d’étude du DGB, CGIL, CISL) échangeaient de façon informelle sur les affaires européennes.
[7] Source : « A propos. Organisation et personnel », site officiel de la CES (https://www.etuc.org/fr/organisation-et-personnel).